Home » Numéro 24-2022 » Entre nous… » Sécurité alimentaire et changement climatique (Michael Horsch und Frank Wechsung)

Sécurité alimentaire et changement climatique

Les pénuries dues à la pandémie de Covid-19 et les tensions géopolitiques font grimper les prix des denrées alimentaires. Les phénomènes météorologiques extrêmes ont augmenté ces dernières années et impactent directement l'agriculture en raison des fortes chaleurs, des inondations, etc. Mais de quels changements parle-t-on exactement ? Quel est l’impact du climat sur nos rendements ? Et quels changements faudrait-il opérer afin de ne pas tomber dans un état de tension permanent en matière d’approvisionnement de denrées alimentaires de base ? terraHORSCH s'est entretenu avec Michael Horsch et Frank Wechsung à ce sujet.

terraHORSCH : Monsieur Wechsung, vous travaillez à l'Institut de recherche sur les effets du changement climatique (PIK) de Potsdam depuis sa création. Quel regard portez-vous sur les changements climatiques de ces dernières années ?
Frank Wechsung :
Lorsque nous étudions le changement climatique et ses conséquences, nous raisonnons, ou plutôt, nous raisonnions, la plupart du temps, par rapport à des changements qui se produisent en moyenne sur une longue échelle de temps. C'est ce que l'on entend par climat, au-delà de la météo. Il s'agit de tendances stables à long terme, qui s'accompagnent de fluctuations qui se manifestent aussi par des phénomènes extrêmes. Ce qui s'est produit au cours des quatre dernières années nous a également surpris. Nous ne nous attendions pas à trois années de sécheresse consécutives en Allemagne. Il s’agit donc d’une problématique bien singulière, car elle cache probablement des phénomènes qui ne peuvent être déduits des modèles climatiques, à moins que ces derniers n’intègrent une bonne dose d’imagination. Les événements qui ont frappé de près l’Europe centrale ont dépassé nos attentes, tant par leur ampleur que par leurs conséquences concrètes. Mais nous devons désormais nous en accommoder.
Ce n'est pas tellement le phénomène physique moyen qui nous empoisonne la vie, mais plutôt la modification de la circulation des masses d’air dans l'atmosphère. Comme les gradients de température se déplacent, par exemple entre les régions polaires et les régions tempérées ou entre les régions tempérées et les tropiques, nous assistons à une modification de la circulation des masses d’air. Les régimes de vent d'ouest, qui apportent normalement de la pluie de manière relativement fiable dans nos régions, se mettent soudainement à circuler différemment. Lorsqu'un anticyclone stable se trouve au-dessus de l'Allemagne, ces vents d’ouest sont repoussés vers le nord pendant une période prolongée. Ce phénomène est renforcé par le fait que ce gradient de température entre l'Arctique et les régions subtropicales s'affaiblit. Cet affaiblissement du gradient de température et d'autres gradients, y compris entre la terre et l'eau, pourrait accentuer la persistance de situations météorologiques données - c'est tout du moins le scénario que nous défendons jusqu'à présent. C'est bien là le cœur du problème. Un problème qui nous concerne personnellement en Europe et qui pourrait également concerner d'autres régions du monde.

terraHORSCH : Monsieur Horsch, en tant que fabricant de machines agricoles, percevez-vous également chez les agriculteurs l’augmentation des problèmes liés aux évolutions climatiques ?
Michael Horsch
: Je vais être très clair : la réponse est oui. Je voyage dans les zones de grandes cultures du monde entier, notamment au Brésil, aux États-Unis, en Europe de l'Est, en Australie, etc. Les agriculteurs sur place me disent souvent qu'ils n'arrivent plus à obtenir les mêmes rendements qu'auparavant. On parle beaucoup de fortes chaleurs, de longues périodes de sécheresse ou de fortes pluies, qui tirent toujours les rendements vers le bas et les affectent fortement. Cela fait plus de trente ans que je fais ce travail et ces dix dernières années, j'ai constaté une augmentation de ce type d’événements. Nous le constatons également de plus en plus souvent sur nos propres sites en Europe. Les périodes de sécheresse, de froid, de fortes pluies, de chaleur ou de périodes nuageuses prolongées sont plus fréquentes. C'était le cas l'année dernière en juin et en juillet. Lorsque la couverture nuageuse s’est éternisée, la photosynthèse a bien sûr aussi fait défaut. Nous avons d'abord pensé que nous aurions des rendements record parce qu'il avait suffisamment plu dans toute l'Europe, mais au final, la récolte a été inférieure à la moyenne. De même, la guerre en Ukraine ne fait que renforcer le problème de la pénurie mondiale de céréales, sans en être la seule cause. À cela s'ajoutent les résistances provoquées par les produits phytosanitaires, qui ne permettent pas non plus d'augmenter les rendements. Seuls le maïs et le soja ont fait l'objet de progrès en matière de production de semences.
Mon explication personnelle est la suivante : les changements climatiques ne sont pas seulement un fait, ils progressent aussi plus rapidement que prévu au regard de la pénurie de denrées alimentaires de base. Les vagues de chaleur ou de sécheresse ont certes toujours existé. Mais ces événements se produisent désormais de manière récurrente et sont de plus en plus extrêmes. Je ne suis pas un spécialiste de la météo. Mais c'est la manière dont je perçois la situation, à la lumière de ce que j’ai pu observer en dix ans sur les terres agricoles mondiales.

terraHORSCH : Pouvez-vous confirmer ces éléments, Monsieur Wechsung ? Ces situations météorologiques extrêmes se multiplient-elles plus rapidement que prévu ?
Frank Wechsung :
Plusieurs collègues du PIK étudient précisément la récurrence d'événements climatiques extrêmes. La persistance croissante des situations météorologiques décrites précédemment, joue un rôle particulier. En 2010, la Russie a connu une période de chaleur extrême. L'anticyclone a stagné très longtemps et a empêché l'arrivée de zones de précipitations, ce qui a entraîné des incendies de forêt massifs en raison de la chaleur et de la sécheresse. Au Pakistan, en revanche, les pluies n'ont pas cessé, provoquant des inondations. Ces phénomènes sont dus à la stagnation d’une dépression. On peut supposer que certaines régions du monde, dont la nôtre, font face à une persistance croissante des situations météorologiques. Cela ne veut pas dire qu'il fait nécessairement plus sec ou plus humide, mais qu'une fois qu'une zone anticyclonique s'est installée, elle y reste très longtemps. Nous l'avons vu au cours des trois dernières années, et il en va de même pour les dépressions. Les conditions météorologiques étaient annonciatrices des inondations qui se sont produites dans la vallée de l'Ahr. Tout au long du mois [de juillet], des masses d'air venant du sud-ouest ont apporté des précipitations récurrentes dans cette région. Les propos de M. Horsch sur les problèmes rencontrés par les agriculteurs semblent également refléter cette situation. Jusqu’ici, il est peu vraisemblable - et il faut espérer que cela reste le cas - que la girouette tourne dans l’une ou l’autre direction et que ces trois années de sécheresse soient annonciatrices d'une évolution vers un climat plus sec en Allemagne. Il est plus probable que nous devions faire face à une persistance croissante de situations météorologiques tout à tour humides et sèches.

terraHORSCH : Nourrir l’ensemble de la population mondiale sera-t-il plus difficile en raison de ces phénomènes météorologiques extrêmes ?
Frank Wechsung :
Le risque potentiel ne constitue pas tant dans les phénomènes extrêmes en eux-mêmes que dans la persistance de ces derniers, c'est-à-dire le fait que nous soyons confrontés à la sécheresse pendant plusieurs années d’affilée. Les Australiens savent plus ou moins faire face aux longues périodes de sécheresse ou l'alternance de phases de sécheresse et de pluie. Nous pouvons apprendre de leur expérience. L’augmentation du niveau de rendement est directement dépendante de la météo et du climat. Je pense que les fluctuations et le changement climatiques peuvent entraîner une stagnation voire un recul des rendements dans certaines régions, en particulier lorsqu'elles doivent faire face à une sécheresse récurrente. C’est un risque que nous devons davantage prendre en compte.
Michael Horsch : Nos besoins quotidiens en calories sont couverts à soixante-dix pour cent par les seules céréales et les oléagineux. Ceci comprend la nourriture que nous avalons (du riz, du blé, du pain) mais également celle destinée aux animaux d'élevage. Nous devons prendre conscience de cela. Nous devons changer nos habitudes alimentaires et réduire, par exemple, la part de produits d'origine animale dans notre alimentation. Dans les pays riches, beaucoup pensent qu'il suffit de faire un peu d'agriculture urbaine et de manger plus de fruits ou de légumes. Mais cela n'enraye pas le problème, surtout dans le tiers-monde. Ces populations dépendent des céréales. Si les prix des céréales doublent ou triplent dans ces pays en raison de pénuries, il se posera un réel problème ! Nous dépendons des cultures céréalières pour couvrir une grande partie des besoins énergétiques de la population. La réussite de la culture des céréales résulte de la combinaison de 4 facteurs: la surface, un fort ensoleillement nécessaire à la photosynthèse, un apport suffisant en eau et des températures douces. Si ces conditions ne sont pas réunies, nous ne pouvons atteindre la qualité nutritionnelle attendue.
Lorsque je suis sur le terrain avec des agriculteurs, nous échangeons souvent. Beaucoup d'agriculteurs me disent que leurs rendements stagnent ou diminuent. Les progrès de la sélection ont déjà permis de développer des variétés résistantes aux maladies et à la chaleur. Mais elles permettent seulement de stabiliser le niveau de rendement. Nous faisons face à un autre dilemme: environ 1 milliard d'hectares de terres arables sont disponibles pour la culture de céréales dans le monde, mais celles-ci tendent à se réduire chaque année. L’exploitation encore plus intensive des surfaces, comme nous l'avons vu ces 20 dernières années (par exemple en Russie ou en Ukraine), n'est par ailleurs pas un modèle durable, car tout le monde travaille déjà à très grande échelle. Nous y avons également contribué. En d'autres termes, il n'y a tout simplement plus rien à attendre en matière de développement pour les céréales, tel que nous l’avons connu dans les 100 dernières années. La sélection, la technique, le procédé Haber-Bosch, la protection des cultures et la formation ont en effet jusqu’ici toujours permis de surcompenser la demande croissante en denrées alimentaires.
Même avec le phénomène d’écologisation croissante, nous risquons de voir nos rendements s’amenuiser encore davantage. Compte tenu des changements climatiques et de notre environnement, de notre santé et de notre société, nous avons bien sûr besoin d'une agriculture de plus en plus écologique, mais à une seule condition : Nous devons être en mesure de maintenir les rendements. C'est pourquoi nous sommes partisans d'une agriculture hybride que nous employons à développer depuis des années.
Jusqu'à présent, nous avons mené une politique agricole qui croyait pouvoir répondre aux besoins de l'humanité. Je pense que les responsables politiques sont désormais sous pression afin de faire face à la réalité et veiller à ce que nous ne protégions pas seulement l'environnement, mais que nous soyons également capables de nourrir le monde. En raison du changement climatique, de la pandémie et de la guerre en Ukraine qui s’est rajoutée à tout cela, il faut prendre en compte l’éventualité d’une pénurie de denrées alimentaires de base. De mon point de vue, il y a déjà des signes annonciateurs d’une telle crise.
Frank Wechsung : Eh bien, ce problème n'a, à mon humble avis, jamais disparu. Nous nous sommes simplement bercés d’une douce illusion - en particulier au cours des trente dernières années - selon laquelle la constitution de réserves alimentaires à grande échelle n’était plus justifiée, ce que nous avions pourtant toujours fait par le passé. Je ne parlerais pas d'une nouvelle crise, mais davantage de la nécessité de revenir à une évaluation réaliste des évolutions politiques et climatiques et de relocaliser la production agricole.

terraHORSCH : Est-il possible de reconstituer les stocks de céréales et de lever toutes les tensions en place actuellement?
Michael Horsch :
Je pense qu'il sera difficile de reconstituer les stocks dans les circonstances actuelles. A moins que le climat ne nous soit favorable et que nous ayons deux années fastes, ce qui n'est pas non plus totalement à exclure !?
Frank Wechsung : C'est possible. Il suffit de le vouloir. Mais il est important de se donner un objectif clair et aussi de concevoir des systèmes incitant à le faire afin de récompenser les efforts menés en la matière.
Les dirigeants politiques ont toujours pu compter sur une agriculture en capacité de nourrir tout le monde et ils s’y sont habitués. Au début des années 90, les stocks mondiaux de céréales représentaient 365 jours de récolte. Face à l’orientation croissante de l'agriculture vers des critères d'efficacité - c’est mon analyse, ces chiffres ont été revus à la baisse et on a remplacé les systèmes de prévision utilisés communément pour la gestion des stocks par des outils de prévision financière. Cela fonctionne seulement quand tout le monde joue le jeu. Dès que nous avons des problèmes d'approvisionnement quelque part, la première réaction du pays concerné est de décréter un embargo sur les exportations ou d'introduire des taxes à l'exportation. C'est pourquoi l'UE, en tant que grand espace agricole, mais aussi l'Allemagne, doivent se donner pour objectif de garantir un certain niveau d'autosuffisance et ce, indépendamment des tendances ou de la conjoncture. C’est un point qui a figuré au centre des discussions lors de la crise du Covid-19. On s'est soudainement rendu compte qu'on ne pouvait pas délocaliser toute la production car il était impossible de pallier les défaillances de livraison. Tout au long des discussions, on a toujours considéré en tâche de fond que l’agriculture était un secteur « indépendant », ce qui n'est pas le cas. Il faut tenir compte de l’environnement dans lequel elle s’intègre. Alors que les prix des denrées alimentaires ont connu un niveau relativement bas au cours des vingt ou trente dernières années, ils peuvent exploser à la moindre perturbation, comme nous pouvons clairement le voir aujourd'hui.
Prenons l'exemple le plus récent : les trois principaux acteurs sur le marché du blé, que sont l'Ukraine, la Russie et l'Inde,  continuent à exporter leurs stocks alors même que l’Inde a subi une mauvaise récolte et que la guerre fait rage entre la Russie et l'Ukraine. Et dans le cas où ces pays ne pouvaient plus approvisionner le marché mondial, on peut se reporter sur l’importation des denrées issues d'autres pays. C'est ainsi que les macroéconomistes se représentent les choses de manière idéalisée. Mais ce retournement de situation ne peut s’opérer si rapidement dans la réalité - en tout cas pas en un an de temps.

terraHORSCH : Quels changements devrait-on opérer pour garantir la sécurité alimentaire à l’avenir?
Michael Horsch :
Le problème n’est pas vraiment de savoir si l’on aura à manger à l'avenir, mais plutôt de s’interroger sur ce que nous mangerons à l'avenir. Les habitants des pays riches dont nous faisons partie, doivent changer leurs habitudes alimentaires. Cela signifie que la part des produits d’origine animale présents dans notre alimentation doit diminuer tandis que la part des produits d’origine végétale doit augmenter. On peut bien sûr discuter sur les pourcentages. Le meilleur moyen de résoudre le problème assez rapidement serait de jouer sur les prix: les choses changeront en effet vite d’elles-mêmes si les prix augmentent intelligemment, c’est-à-dire si les agriculteurs sont rémunérés à hauteur de 400 ou 500 euros la tonne de blé et si le poulet ou le porc ne coûte plus un euro mais plutôt deux ou trois euros le kilo. Il faut toutefois garder à l'esprit que le maintien de prix élevés pour les céréales aura de très lourdes conséquences sur l’alimentation des populations du tiers monde. Nous devons absolument veiller à garantir un approvisionnement dans ces régions du monde également et à les aider davantage pour qu’ils puissent assurer leur propre sécurité alimentaire.